Littérature générale
C’est sur cette nouvelle cartographie réconciliatrice, résolument internationale (les différentes variétés du réalisme magique, en Amérique latine et au Japon, par exemple, peuvent s’y rattacher) et transdisciplinaire, qu’on s’appuiera pour dessiner une trajectoire ménageant des incursions dans des strates historiques variées :
• celle des grands précurseurs : Cervantès, Rabelais, Sterne, Joyce, postmodernes avant la lettre, mettent tous en évidence, à différents niveaux, combien l’histoire des formes et des idées procède par continuités et résurgences autant que par ruptures ;
• celle de l’après-guerre, indissociable de l’onde de choc émise par l’Holocauste (s’y rattacherait un auteur comme Beckett, par exemple) ;
• celle des long sixties : d’après le consensus scientifique actuel, le postmodernisme "canonique", tel qu’illustré chez Thomas Pynchon, Philip K. Dick, ou Roberto Bolaño, s’épanouirait entre la fin des années 1950 et le début des années 70 ;
• celle de l’apogée du postmodernisme, entre 1973 et 1991, période qui coïncide avec l’essor, puis (à la chute du Mur) avec le triomphe de ce que Fredric Jameson appelle "capitalisme tardif" ;
• enfin, celle qui s’étend de 1991 à nos jours (période notamment balisée, du côté américain, par des auteurs comme Don DeLillo, David Foster Wallace, Toni Morrison...), et se confond avec l’aboutissement de tendances à l’oeuvre depuis plus ou moins longtemps : planétarisation des échanges, effondrement des polarités qui structuraient autrefois l’appréhension de la réalité culturelle, sociale, politique (par exemple, l’opposition bloc de l’Est/bloc de l’Ouest), "fin des grands récits", émergence de paroles minoritaires, etc.
Le repérage basique qui précède suggère assez à quel point le "post-" de "postmodernisme" est trompeur : de fait, l’adjectif "postmoderne" (de même que ses dérivés) ne s’oppose pas terme à terme à son pendant "moderne", pas plus qu’il ne lui succède pour le "dépasser" (sur certains points, modernisme et postmodernisme semblent d’ailleurs étrangement proches) : plutôt, il s’attache à le reconsidérer de manière critique, et, à remettre en jeu, sur le mode de l’ironie, quelques-uns de ses présupposés – notamment sa foi aveugle en un prétendu "progrès" de l’histoire humaine et des arts.
Plus spécifiquement, on s’efforcera de montrer, en revenant sur un choix de textes littéraires (à choisir parmi les œuvres de Charles Baudelaire, Andy Warhol, Angela Carter, Alan Moore, Ron Padgett, Frank O’Hara, Don DeLillo, David Foster Wallace, Haruki Murakami, Valeria Luiselli, Claudia Rankine, William Carlos Williams, Kathy Acker, etc.), en quoi les écrits dits "postmodernistes" récusent en doute la plupart des discours totalisants qui ont accompagné la pensée occidentale depuis le XVIIIe siècle. À rebours du projet moderniste, jugé européocentré et trop prompt à occulter les points de vue dissidents contestant l’image d’un développement uniforme et régulier vers un avenir pacifié et démocratique, on soulignera la propension de ces textes à favoriser le dialogisme et le pluralisme (attrait pour la microhistoire, les contre-/sous-cultures, les points de vue décentrés, les vérités relatives...), ainsi que la subversion carnavalesque des codes jusqu’alors en vigueur (inversion axiologique du binôme noble/ignoble, brouillage de la hiérarchie highbrow/lowbrow, confusion art/économie, éloge des mass-media, notamment de la télévision, interpénétration du vécu et du fantasmatique, de la réalité et de la fiction, etc.).
Quant à la soif de nouveau et de "disruption" qui menaçait de mener au renoncement et/ou au silence les Flaubert, Rimbaud, Valéry et autres, elle trouve réponse chez les écrivain.e.s postmodernes dans la mobilisation de pratiques d’écriture qui, souvent, reposent délibérément sur le citationnisme et la réécriture, offrant ainsi de la "mort de l’auteur" une illustration plus ludique et moins grave que celle proposée par le(s) modernisme(s).
• d’alterner mise en évidence de phénomènes d’ensemble (distant reading) et focus faisant droit aux singularités d’écriture des œuvres (close reading). Plus précisément, on veillera à adopter par rapport aux objets d’étude un double point de vue - 1/ esthétique ou "interne" (attention portée aux créateur.trice.s comme agents capables d’innovation, et à l’œuvre comme entité autonome, tirant parti de formes et de figures spécifiques pour produire certains effets) ; 2/ diachronique (point de vue sociologique et transhistorique réinscrivant les œuvres dans les contextes culturels, sociaux et médiatiques qui les rendent possibles, et mettant en exergue les continuités, filiations, mutations et ruptures qui scandent l’histoire littéraire).
• de mettre en évidence la capacité de la littérature, en tant que moyen d’expression, à agir 1/ comme révélateur et espace de traitement des tensions qui agitent les sociétés, 2/ comme acteur à part entière du débat public, et 3/, plus globalement, comme vecteur d’un questionnement adressé à la condition humaine.
• d’introduire aux usages variés dont la "chose littéraire" fait l’objet (pratiques de déterritorialisation, d’hybridation, etc.), dans une perspective résolument interdisciplinaire et en ouvrant la discussion à d’autres lieux que ceux envisagés traditionnellement lorsqu’il est question de littérature (musée, télévision, web, etc.).
Des supports PowerPoint (à compléter par la prise de notes) sont communiqués aux étudiant.e.s.