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Dessiner les uns contre les autres

Entretien avec Thisou Dartois

14 septembre 2018
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Thisou Dartois, professeure en illustration, a travaillé pendant plusieurs mois avec ses étudiants et des résidents du centre pour réfugiés du Samu social d’Ixelles. Ensemble, ils ont organisé une série de workshops qui ont abouti à une exposition et une publication : "Une Pomme parce que c’est doux". Nous avons rencontré Thisou pour en savoir davantage sur cette initiative.

Trouver un cadre
L’arrivée de plusieurs milliers de personnes réfugiées au parc Maximilien à Bruxelles, en août 2015, m’a touchée. Je voulais trouver un moyen d’entrer en contact avec eux, un moyen de les aider. Sans cadre, c’est difficile de se lancer.
Élise Larue, la fille de mon compagnon, a été engagée par le Samu social d’Ixelles. Elle m’a parlé de ce pourquoi elle avait été embauchée : aider les réfugiés à s’intégrer culturellement. Une mission difficile, parce qu’en général ils sont traumatisés, fatigués ; ils n’ont envie de rien. Élise a été engagée en avril. En août, à notre retour de vacances, elle nous a dit qu’elle sentait que certains résidents avaient envie de dessiner, d’aborder des choses artistiquement. Elle se disait toutefois assez démunie pour mener des ateliers.
À son père, qui est professeur en bande dessinée et à moi, professeure en illustration, elle a posé la question : « Est-ce qu’on ne ferait pas quelque chose avec vos étudiants ? » Moi qui cherchais comment m’engager dans un mouvement d’aide aux réfugiés, je venais de trouver, grâce à Élise, une manière de le faire : en organisant, à l’ESA, des ateliers de dessins qui mélangeraient des étudiants et des personnes réfugiées.
Ce projet s’est construit sur beaucoup d’inconnues, on ne savait pas du tout où on irait. Mais c’est le genre de chose qui me tente, ne pas savoir où cela amène. J’aime bien travailler dans ces conditions.

Une équipe
J’ai parlé aux professeurs du cursus illustration ESA Saint-Luc BAC 3 de cette idée d’ateliers. Ils ont été tout de suite partants, à condition que ce soit moi qui mène le projet. On s’est concentrés sur la dernière année parce que c’est un groupe que je connaissais bien. Les collègues qui ont pris part à l’aventure étaient tous très motivés et concernés.
Aux étudiants, j’ai expliqué que j’avais envie de faire un projet avec les résidents du centre mais que je ne savais pas quelle forme ça allait prendre. J’ai été très franche avec eux. Je leur ai dit que je n’avais jamais fait ça, et surtout, qu’on devrait tout inventer ensemble. Ils ont tous dit oui, ils n’ont pas demandé à réfléchir. Le lendemain, certains m’ont dit que ce qui les avait vraiment convaincus c’est que je leur avais directement confié que je ne savais pas où nous irions. Ils ont eu envie de le construire avec moi.
La direction de Saint-Luc s’est tout de suite engagée. Les directeurs m’ont donné carte blanche. Ils ont financé le matériel, l’exposition et la publication qui allait suivre. C’est une cause qui les touche. Rien de plus, c’était simple.

Pas d’attentes artistiques ou presque
En termes d’attentes artistiques, j’en avais un peu parce que j’aime l’art brut et j’aime ce genre d’expériences. Mais mon envie première c’était la rencontre, pas le résultat, et c’est ça qu’on a expliqué aux étudiants. Je tenais à ce que les étudiants, les résidents et moi soyons tous au même niveau. Il était hors de question que les étudiants deviennent des animateurs.
Il a fallu trouver une technique pour que les étudiants en illustration n’aient pas trop d’avance sur les résidents. Une technique qui ne mette pas en avant ceux qui savent dessiner, du moins dans l’idée qu’on peut se faire du dessin.

Le projet s’est mis en route
Que faire tous ensemble ? Là, Élise nous a aiguillés. Elle nous a dit que leur bien le plus précieux, c’est leur smartphone. C’est leur seul lien avec leur famille, c’est là que se trouvent les photos : « Est-ce qu’on ne pourrait pas partir de ça ? » On a commencé par imprimer ces photos de famille et puis on les a photocopiées en noir et blanc. Les élèves ont reproduit des photos de leur famille aussi. On a mélangé les photos.
On a pensé au papier carbone. Si on n’a jamais fait de dessin, décalquer permet dans, un tout premier temps, de bien dessiner. Le résultat est vite séduisant et même davantage, si on est maladroit. J’ai laissé faire les étudiants, et le projet s’est peu à peu nourri et développé de lui-même.
Une fois qu’on a vu que les choses venaient plutôt bien, nous avons pensé à une publication. Olivier Moulin, pour son cours d’édition art du livre, avait l’intention de leur demander de réfléchir à la création d’un ouvrage. D’autres professeurs se sont ainsi greffés au projet.
Ça a duré de Toussaint à Pâques. En alternance et parallèlement à leurs cours d’atelier, un groupe de 5 ou 6 étudiants prenait le projet en mains pendant quinze jours. On faisait une tournante. Le lundi, les étudiants allaient au Samu social et mangeaient sur place et le jeudi, ils venaient tous à l’école. On mangeait ensemble et on commençait à travailler. Partager un repas, c’était une bonne manière d’amorcer le travail. Très vite les résidents ont préféré venir à l’école, l’atelier de l’ESA, c’était leur bulle d’oxygène. Ils faisaient le thé et mettaient leur musique. Il y a eu rapidement une ambiance très touchante. On dessine ensemble ; on se dévoile, un peu ; on est mal à l’aise et en même temps on est ému. Il y a quelque chose d’étrange qui se passe.

Dessiner ça permet de dire des choses
Le fait de dessiner permet d’approcher l’autre moins frontalement, sans devoir le regarder. Le malaise est amoindri. Via le dessin, de la rencontre et de la complicité se tissaient. Comme on avait mélangé les photos des familles, certains se retrouvaient avec des photos de gens d’ailleurs, on se posait des questions : « Tiens, c’est qui sur cette photo ? – C’est mon neveu, il est resté là-bas… »

Des petits problèmes logistiques et des jours sans
L’intensité des séances était variable, parfois il ne se passait rien. Souvent, on ne savait que quelques minutes avant de commencer combien il y aurait de résidents et ce n’était jamais les mêmes qui revenaient. Ils n’étaient pas en forme, dans leur lit ou chez l’avocat, ou en visite médicale, ou au cours de néerlandais. Il fallait trouver une manière de fonctionner qui permette ces aléas.
On a eu un groupe d’Afghans. Deux d’entre eux faisaient la traduction parce que les autres parlaient dari ou pachto uniquement. On se parlait par personne interposée, le temps s’arrêtait. Tout prenait du temps.
Il y avait une belle ambiance de travail : du silence, de la concentration. Parfois, des professeurs qui n’étaient pas au courant du projet passaient leur tête par la porte et s’étonnaient de cette ambiance, tous autour d’une grande table, autour du thé et de la musique afghane. Alors ces professeurs s’asseyaient, atteints par cette expérience inédite.
Certains élèves ont trouvé leur place tout de suite. D’autres pas : ils ne se sentaient pas toujours utiles. Mon rôle n’était pas de les surveiller, de les juger. Il ne fallait rien forcer. Je les rassurais. Si ça se passe, ça se passe ; si ça ne se passe pas, tant pis. Je me souviens d’une étudiante très timide qui m’a dit : « Je ne sers à rien aujourd’hui. » Je lui ai dit de continuer à dessiner, peut-être que ça allait venir. Un résident complètement traumatisé par son histoire, qui ne parlait plus à personne depuis un mois, s’est assis à côté delle. Et timidement, il a dessiné avec elle. Il a dessiné des murs, des briques, des murs encore. Ce sont des moments intenses.

La plasticine
Un résident venu du Niger en a eu assez de faire du carbone. Une étudiante lui a proposé de faire un stop motion en pâte à modeler. Les afghans ont regardé ça avec beaucoup d’amusement au début, pour eux la pâte à modeler c’était pour les enfants. La semaine d’après ils voulaient tous en faire…
Ce qu’ils ont fait en plasticine m’a terriblement remué. Ils l’ont fait sans qu’on leur demande. En une heure est arrivé dans la mer Égée un bateau avec des réfugiés mis en scène en train de couler. C’était une séance terriblement émouvante et le résultat tellement beau plastiquement. Ils en ont fait des photos magnifiques.
Un autre jour, ils étaient seuls, je donnais cours dans un local à côté. Quand je suis venue les voir, tout le monde faisait de la pâte à modeler. Les étudiants faisaient ce que les résidents leur disaient de faire, ils reconstruisaient la frontière bulgare. « Les taxis étaient verts, les policiers étaient bleus, il y avait des chiens qui mangeaient des enfants. »

M’éloigner d’eux et les laisser faire
Souvent, j’ai laissé les étudiants seuls, autonomes, avec le groupe de résidents. Un jour je les avais mis dans un local trop petit, parce qu’on n’avait pas d’autre endroit à l’école. Et il n’y avait qu’une seule table. Je leur ai demandé s’ils en voulaient une autre. Ils m’ont dit qu’ils étaient mieux serrés comme ça, les uns contre les autres. Il fallait que je les laisse. Je sentais que si je partais, ça irait plus loin dans le partage.
Un soir, juste avant les congés de Noël, ils ont voulu mettre la musique à fond, c’était la première fois qu’ils riaient ensemble. Ils riaient vraiment, et je me suis demandé si ça ne dérapait pas… Les filles sont jolies, ils ont vingt ans. C’est vrai que j’y pensais mais c’est la vie et je suis ravie de les avoir laissé faire.

L’atelier d’écriture
Comme l’objet livre se concrétisait, on a demandé à Stéphane Malandrin, professeur de scénario et d’écriture à Saint-Luc, d’intervenir. Ce qu’il voulait c’était mêler les subjectivités des uns et des autres. Les étudiants se présentaient par exemple au travers d’une question comme : « Hier j’étais… ? » ou « Demain je serai… ? » Et puis les questions se retournaient vers les autres : « Et toi demain tu seras… ? »
C’était un atelier pour essayer de se parler, parce que même si étudiants et résidents dessinaient déjà depuis quelque temps ensemble, les questions plus personnelles n’étaient pas toujours abordées. Certains résidents ont aimé raconter des bribes de vie, d’autres se sont profondément confiés pendant que d’autres encore esquivaient avec humour. Il y avait de la place pour chacun. Tout ça se retrouve dans les textes publiés et annexés au livre.

Une exposition grâce à Kitty Crowther
Connaissant le projet, Kitty Crowther m’a tout de suite proposé de partager une pièce de l’espace d’exposition prévue à La Vallée (Molenbeek), You’re wonderfull, you’re welcome, au profit de l’association Refugees Welcome. Ça a été une expérience inoubliable pour tous ! Je n’ai jamais pensé au début qu’on allait faire une publication ou une exposition.

L’après
Les étudiants ont revu les résidents en dehors des ateliers. Je pense qu’ils se sont échangé leurs numéros de téléphone même si ça leur avait été fortement déconseillé. Des procédures de demandes de régularisation qui n’aboutissent pas peuvent être très lourdes à gérer humainement. J’avais conscience qu’ils se rapprochaient et qu’ils s’échangeaient leurs adresses. J’ai laissé faire volontairement.
Les étudiants de deuxième année ont vu ceux de troisième mener ce projet et y prendre du plaisir. Ils m’en parlent déjà. Certains élèves se sont donnés plus dans ce cadre que pour leurs projets d’ateliers à l’école. Parce que dans ces workshops, l’énergie est immédiate. Ils sont dans l’instant et ils produisent énormément. Plastiquement, il y a eu des surprises. Dans leurs projets personnels, les étudiants mettent souvent la barre trop haut, ils se perdent parfois dans leurs réflexions et dans leurs attentes d’un certain résultat.
Pour la suite, je voudrais arriver à nouveau à lâcher comme j’ai pu le faire. À me remettre dans cette position d’aller vers l’inconnu, comme si c’était la première fois. Retrouver cet état où les étudiants et moi sommes au même niveau ; créer et imaginer l’expérience tous ensemble. Je partirai en me disant il n’y aura pas de publication, qu’il n’y aura pas d’exposition, qu’il y aura certainement d’autres propositions.
À la rentrée, certains résidents seront toujours là et rien n’aura bougé pour eux, tandis que la plupart des étudiants avec lesquels ils auront partagé cette aventure seront diplômés et déjà loin… Il ne faut pas se décourager. La force de notre proposition a été de créer une véritable rencontre entre les jeunes résidents et les jeunes étudiants. Je ne mesurais pas à quel point c’était une chose rare. Ce projet doit continuer.

Propos recueillis par Anne Pollet dans le cadre d’une interview réalisée pour la revue Archipels, publication culturelle sur l’Europe et les migrations et coproduite par Culture et Démocratie.

Crédit image : Louise Culot



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